I
LE SENS DU DEVOIR

Le capitaine de vaisseau Daniel Poland, commandant la frégate de Sa Majesté britannique Truculent, s’étira longuement et étouffa un bâillement, tout en essayant d’adapter sa vision à l’obscurité. Il se retenait à la lisse de dunette et, tout autour de lui, les silhouettes floues prenaient lentement forme, les visages commençaient à se dessiner. Il se sentait fier de son bâtiment, de la façon dont il avait réussi à faire de ses hommes un véritable équipage qui répondrait à ses ordres et à ses désirs sans rien laisser à l’improvisation. Il exerçait son commandement depuis deux ans, mais il lui faudrait encore attendre six mois avant d’être confirmé dans son grade. Une soudaine disgrâce, une faute involontaire, la mauvaise interprétation d’une dépêche de l’autorité supérieure – tout incident de ce genre pouvait lui faire redégringoler l’échelle ou pis encore. Cela dit, une fois qu’il serait capitaine de vaisseau pour de bon et en arborerait les épaulettes correspondantes, il ne risquerait plus grand-chose. Il esquissa un bref sourire. Les boulets ennemis ne se souciaient guère des espoirs ni des ambitions de leurs victimes.

Il s’approcha de la petite table installée près de la descente et souleva le capot de la toile cirée pour consulter le journal de bord à la lueur d’une lanterne sourde.

Sur la dunette, personne n’osait le déranger ni lui adresser la parole. Tout le monde savait pertinemment qu’il était là et, au bout de deux ans, l’équipage avait appris à connaître ses habitudes.

Alors qu’il parcourait les commentaires inscrits par les derniers officiers de quart, il sentit soudain le bâtiment s’élever puis replonger sous ses pieds. Une dégelée d’embruns balaya le pont bien dégagé, tel un voile glacé.

D’ici une heure, tout aurait changé. Il ressentit de nouveau un frisson d’orgueil, d’orgueil prudent plus exactement, car le commandant Poland ne faisait confiance à rien ni à personne qui pût causer quelque déplaisir à ses supérieurs et qui, par conséquent, risquerait de mettre en péril sa carrière. Mais, si le vent se maintenait, ils verraient peut-être les côtes d’Afrique, le cap de Bonne-Espérance, avant les premières lueurs de l’aube.

Dix-neuf jours. C’était sans doute le meilleur temps mis par un vaisseau de Sa Majesté pour la traversée Portsmouth-Le Cap. Poland songea à l’Angleterre telle qu’ils l’avaient vue disparaître dans un grain, tandis que le Truculent chenalait pour gagner le large. Il faisait froid et humide, tout était rationné, les détachements de presse écumaient le pays.

Son regard s’arrêta sur la date du jour : 1er février 1806. Peut-être était-ce là la réponse. L’Angleterre vibrait encore des nouvelles de Trafalgar, qui avait eu lieu moins de quatre mois plus tôt. Les gens semblaient avoir été davantage frappés par la mort de Nelson que par la victoire écrasante remportée sur les flottes espagnole et française.

Il leva les yeux vers la forme gonflée du perroquet de fougue. Au-delà, c’était la nuit noire. On avait déshabillé le vaisseau de ses voiles de grosse toile pour gréer les voiles plus légères et plus claires de petit temps. Il offrirait un bien joli spectacle au lever du soleil. Poland revoyait leur traversée à bonne allure, les montagnes bleutées du Maroc dans le lointain, puis, cap au sudet pour franchir l’équateur avec, comme seule possibilité de recalage, la petite île de Sainte-Hélène, point minuscule sur la carte.

Il n’était pas étonnant que tout jeune officier rêvât de commander un jour une frégate, à bord de laquelle, débarrassé de la main de fer de l’escadre et de l’autorité de tel ou tel amiral, on est son propre maître.

Il savait que, pour l’équipage, le commandant est une sorte de dieu. Dans de nombreux cas, c’était vrai. Il pouvait punir ou récompenser qui lui chantait. Poland se considérait comme un commandant juste et honnête, mais il était assez fine mouche pour deviner qu’on le craignait plus qu’on ne l’aimait.

Il veillait tous les jours à ce que personne ne manquât d’occupation. Un amiral n’aurait pas décelé la moindre faille à son bord, tant dans la façon dont il était tenu que dans son fonctionnement.

Il tourna les yeux vers la claire-voie de la chambre. On la distinguait déjà beaucoup mieux aux premières lueurs, ou peut-être ses yeux s’étaient-ils accoutumés à l’obscurité. Et cette traversée devait se dérouler sans anicroche, en particulier à cause du passager de haut rang qui occupait les appartements du commandant.

Il était temps d’y aller. Il s’approcha de la lisse et s’arrêta là, un pied posé sur l’affût d’un neuf-livres.

Le second lieutenant apparut comme par enchantement.

— Monsieur Munro, vous allez rassembler l’équipe de dunette d’ici quinze minutes, puis nous virerons de bord.

L’officier salua dans l’ombre.

— Bien, commandant.

Cela fut dit dans un murmure, comme si lui aussi pensait à leur passager et aux bruits de bottes des fusiliers qui se trouvaient au-dessus de sa chambre à coucher.

— Et pas de mollesse ! ajouta Poland d’un ton agacé.

Munro aperçut leur maître pilote à son poste, près de la grande roue double et le vit qui haussait les épaules ou tout comme. Il se disait sans doute que, si l’horizon restait vide, le commandant trouverait bien moyen de lui en faire porter la responsabilité.

Une silhouette massive apparut, s’approcha de la lisse sous le vent et Poland l’entendit déverser un bol de barbier dans l’eau. Le maître d’hôtel de leur passager, un homme de constitution robuste, répondant au nom de John Allday. Un homme qui semblait avoir peu de considération pour le reste du monde, à l’exception de son amiral. Poland sentit une certaine irritation l’envahir – ou bien était-ce de la jalousie ? Il songea à son propre maître d’hôtel, aussi intelligent et digne de confiance que ce que l’on pouvait espérer, un homme qui ne s’en laisserait pas conter par l’équipage. Mais certainement pas un ami, comme l’était apparemment cet Allday.

Il essaya de chasser ces pensées. Après tout, son maître d’hôtel n’était jamais qu’un vulgaire marin.

— On dirait que l’amiral est debout, aboya-t-il. Rappelez l’équipe de l’arrière et mettez du monde aux bras.

Williams, le second, escaladait bruyamment l’échelle. Voyant que le commandant était déjà sur le pont, il essaya précipitamment de reboutonner sa vareuse et de remettre sa coiffure en place.

— Je vous souhaite le bonjour, commandant !

— Il vaudrait mieux qu’il en soit ainsi, répliqua froidement Poland.

Les officiers échangèrent un rapide coup d’œil avant de se faire une grimace derrière son dos. Poland était en général assez direct avec ses subordonnés, mais l’humour n’était pas son fort. Comme Williams l’avait fait remarquer un jour, deux ouvrages lui fournissaient l’essentiel de ses principes : la Bible et le Code de justice maritime.

Les coups de sifflet résonnaient à tous les ponts et la bordée de repos arriva en haut, les hommes martelaient le plancher glissant en se hâtant de gagner leurs postes où les officiers mariniers les attendaient, feuille de rôle en main. Et les quartiers-maîtres boscos, munis de garcettes ou de cannes, se tenaient prêts à houspiller les traînards. Tous savaient combien ce personnage, précédé d’une telle réputation, était important, même s’il n’avait guère quitté les appartements de Poland pendant la majeure partie de cette traversée rondement menée.

— La voilà, les gars !

— Prenez le nom de cet homme ! hurla Poland.

Mais il leva pourtant les yeux et aperçut lui aussi le premier et mince rayon de lumière qui caressait la flamme tendue au vent, avant d’inonder les enfléchures. Une lumière délicate, rose saumon. Bientôt, elle allait illuminer l’horizon, gagner en couleur, faire revivre l’océan en son entier.

Pourtant, Poland ne se souciait guère de tout cela. Ce qui faisait son quotidien, c’était le temps, la distance parcourue, la vitesse loch.

Allday s’appuya contre les filets de branle tout humides. On allait bientôt les garnir de hamacs, une fois que le vaisseau serait venu à la nouvelle route. L’atterrissage ? Cela semblait plausible, mais Allday sentait bien que le commandant était mal à l’aise, tout comme il avait conscience de ses propres soucis personnels. En général, même quand les choses tournaient mal, il était heureux – à défaut d’être soulagé – de laisser la terre derrière lui et de retourner à bord.

Cette fois-ci, c’était différent. On avait l’impression de rester immobile, seuls les mouvements violents du navire étaient là pour donner un certain sentiment de vie.

Allday les avait entendu parler de celui qu’il servait et qu’il aimait comme il n’avait jamais aimé personne. Il s’était bien demandé ce qu’il éprouvait exactement, alors que le Truculent taillait inlassablement sa route, jour après jour. Il avait l’impression d’être à part. Ce n’était pas leur bâtiment. Il se laissa aller à ses rêveries, comme lorsque l’on tâte du doigt une blessure à vif. Ce n’était pas comme leur vieil Hypérion.

Le 15 octobre, cela faisait moins de quatre mois. Si peu de temps ? Il ressentait encore au plus profond de lui-même le tonnerre et le rugissement de ces effroyables bordées, les hurlements, les scènes de folie et puis… sa vieille douleur à la poitrine resurgit, il pressa le poing contre son thorax et respira plusieurs fois de grandes goulées d’air, en attendant que tout se calme. C’était une autre mer, une autre bataille, mais cela lui rappelait à quel point leurs deux existences étaient devenues indissociables. Il se doutait bien de ce que pouvait penser ce Poland, avec sa figure sévère. Les gens comme lui ne comprendraient jamais Richard Bolitho. Jamais.

Il se massa la poitrine en dissimulant un léger sourire. Oui, tous les deux, ils en avaient fait et ils en avaient vu, des choses. Le vice-amiral Sir Richard Bolitho. Même leurs chemins, c’était le destin qui les avait fait se croiser. Il essuya les embruns qui lui mouillaient le visage et secoua la longue natte qui pendait sur son col. La plupart des gens croyaient sans doute que Bolitho n’avait plus rien à désirer. Le récit de ses derniers exploits s’était répandu dans tous les ports, dans toutes les tavernes d’Angleterre. Un auteur, Charles Dibdin ou l’un de ses confrères, avait même composé une ballade : Comment l’Hypérion a frayé le chemin ! Les mots d’un marin en train de mourir et à qui Bolitho avait tenu la main, en ce jour ensoleillé, mais si terrible. Alors qu’on avait besoin de lui partout à la fois !

Pourtant, seuls ceux qui avaient été là savaient réellement de quoi il s’agissait. La passion, la force de cet homme sous les épaulettes brillantes et les galons dorés. Un homme capable d’entraîner des marins devenus à moitié fous. Un homme capable de leur arracher des cris d’enthousiasme, alors qu’ils étaient aux portes de l’enfer et qu’ils allaient mourir.

Et pourtant, c’était bien le même homme dont la bonne société londonienne se détournait en se pinçant les narines, qui alimentait les bavardages dans les cafés. Allday s’étira en poussant un grand soupir. La douleur s’était évanouie. Pour le moment. Ils seraient tous bien étonnés s’ils savaient que Bolitho possédait bien peu de choses, songea-t-il. Il entendit Poland crier :

— Envoyez donc une bonne vigie en haut, monsieur Williams, je vous prie.

Allday éprouvait pour le second quelque chose qui ressemblait à de la pitié et il dut réprimer un sourire en l’entendant répondre :

— C’est déjà fait, commandant. J’ai envoyé un pilote dans le mât de misaine au moment de la relève de quart.

Poland s’éloigna, mais son regard s’arrêta soudain sur le maître d’hôtel de l’amiral qui tramait dans les parages.

— Je ne veux voir personne que les hommes de quart et mes officiers…

Mais il se tut et, se ravisant, se dirigea vers le compas.

Allday s’engagea dans l’échelle de descente, accueilli par les odeurs et les bruits du bâtiment. Goudron, peinture, senteurs de cordage et effluves marins. On aboyait des ordres, il entendait le grincement des bras et des drisses dans les réas, les piétinements de ces innombrables pieds nus, les hommes s’étaient jetés sur les manœuvres pour contrer la poussée du safran et du vent. Le vaisseau entamait son virement de bord.

Devant la porte de la grand-chambre, le fusilier de faction se tenait raide près d’un fanal tournoyant. La tunique rouge s’inclina davantage au fur et à mesure que l’on manœuvrait la barre.

Allday lui fit un simple signe de tête et écarta la portière de toile. Il abusait rarement de ses privilèges, mais était tout de même assez fier de pouvoir aller et venir comme bon lui semblait. Encore une chose qui devait agacer le capitaine de vaisseau Poland, songea-t-il en ricanant. Il manqua se cogner dans Ozzard, le domestique de Bolitho, qui sortait avec une brassée de chemises à laver. C’était un homme de petite taille qui ressemblait à une taupe.

— Comment va-t-il ?

Ozzard lui montra l’arrière d’un coup de menton. Au-delà de la chambre à coucher et de la bannette de Poland qui se balançait, l’obscurité était presque totale, trouée seulement par une unique lanterne.

— Il n’a pas bougé, fit-il à voix basse.

Et il s’en fut. Un garçon fiable, secret, toujours là lorsque l’on avait besoin de lui. Allday pensait qu’Ozzard ruminait encore cette journée d’octobre au cours de laquelle leur vieil Hypérion avait livré son dernier combat avant de sombrer. Allday était le seul à savoir qu’Ozzard avait eu l’intention de rester à bord et de partir au fond avec lui, en compagnie des morts et des quelques agonisants encore coincés là. Un mystère de plus. Il ne savait pas trop si Bolitho savait ou devinait ce qu’il avait failli se passer. Quant à savoir pourquoi Ozzard avait agi ainsi, cela le dépassait.

Il finit par distinguer la silhouette claire de Bolitho dans l’encadrement des grandes fenêtres de poupe. Il était assis là, un genou plié sur le banc, sa chemise blanche tranchait sur la mer sombre.

Allday était ému à ce spectacle. Il avait tant vu Bolitho dans cette attitude, à bord de tous ces vaisseaux où ils avaient embarqué après leur première rencontre. Tant de matins, tant d’années. Il commença en hésitant :

— Je vais aller chercher un autre fanal, sir Richard.

Bolitho se retourna et le fixa de ses yeux gris.

— Ce n’est pas la peine, mon vieux, il va bientôt faire jour – et machinalement, il porta la main à sa paupière gauche –, nous allons peut-être voir la terre aujourd’hui.

Il disait cela d’un ton si calme, songea Allday. Et pourtant. Il devait avoir la tête et le cœur débordants de souvenirs, les bons comme les mauvais. Mais, s’il en ressentait de l’amertume, il n’en laissait rien paraître. Allday reprit :

— J’imagine que le commandant Poland va pester et jurer si c’est pas le cas, pour ça y’a pas d’dout’ !

Bolitho se mit à sourire et se retourna pour regarder la mer qui bouillonnait le long du safran, comme si quelque énorme poisson allait jaillir à la surface et poursuivre cette jolie frégate.

Le spectacle de l’aube en mer lui inspirait toujours le même enthousiasme. Il avait connu tant de mers différentes, depuis les profondeurs calmes et bleues des mers du Sud jusqu’aux étendues grisâtres et sauvages du Grand Océan. Chacune d’elles avait son originalité, comme les hommes et les navires qui les affrontaient.

Il s’attendait à ce que ce jour lui donnât un peu de répit au milieu de tous les soucis qui l’assaillaient, il l’espérait même. Une belle chemise toute propre, un de ces rasages comme savait les faire Allday ; tout cela lui apportait souvent un grand bien-être. Mais pas cette fois-ci.

Il entendait les coups de sifflet redoubler et imaginait sans peine l’agitation ordonnée qui devait régner sur le pont. Les voiles que l’on bordait proprement, la tension des bras et des drisses qui se relâchait. Peut-être était-il toujours le capitaine de frégate qu’il avait été dans le temps, à l’époque où un détachement de presse avait amené Allday à bord. Depuis ce jour, il avait parcouru tant de lieues, tant de visages s’étaient effacés, tels des traits à la craie effacés par le chiffon.

Il aperçut enfin les premières esquisses de lumière à la crête des lames. Les embruns jaillissaient des deux bords à la fois et l’aube monta soudain de l’horizon.

Il se leva et posa la main sur le rebord de la fenêtre pour mieux contempler la mer.

Il s’en souvenait comme si c’était hier. Le jour où cet amiral lui avait jeté de but en blanc une vérité à la figure, lorsqu’il s’était plaint de l’unique affectation qu’il pût encore mendier à l’Amirauté, après s’être remis de cette terrible fièvre.

— Vous avez été capitaine de frégate, Bolitho…

Cela faisait déjà douze ans, peut-être davantage.

En fin de compte, on lui avait donné le vieil Hypérion, et encore, était-ce seulement dû à la révolution sanglante qui avait éclaté en France puis à la guerre qui avait suivi et faisait rage depuis, presque sans nul répit.

L’Hypérion devait cependant devenir le vaisseau qui allait changer sa vie. Nombreux étaient ceux qui s’étaient demandé s’il avait toute sa tête lorsqu’il avait supplié qu’on lui donnât le vieux soixante-quatorze pour navire amiral. Il avait commencé capitaine de vaisseau à son bord et y avait fini vice-amiral. Cela lui avait semblé être le bon choix, le seul choix possible.

Il avait sombré en octobre de l’année précédente, après avoir conduit l’escadre de Bolitho en Méditerranée où ils s’étaient opposés à une escadre espagnole bien plus puissante, sous les ordres de son vieil ennemi, l’amiral Don Alberto Casares. La bataille avait été acharnée à tous égards et son issue était restée incertaine depuis les toutes premières bordées.

Et pourtant, contre toute attente, ils avaient battu les Espagnols, ils s’étaient même emparés de quelques prises que l’on avait conduites à Gibraltar.

Mais ce vieil Hypérion avait donné tout ce dont il était capable, avant de se retrouver à bout de résistance. Il avait trente-trois ans lorsque le San Mateo, énorme quatre-vingt-dix, l’avait achevé d’une dernière bordée. A l’exception d’une courte période pendant laquelle, démâté, il avait servi d’entrepôt flottant, il avait navigué et s’était battu sur toutes les mers où le pavillon britannique était menacé. Des couples et des bordés abîmés que l’arsenal n’avait pas détectés et une carène délabrée avaient fini par le trahir.

En dépit de tout ce que Bolitho avait vu et enduré au cours d’une existence entière passée à la mer, il avait encore du mal à accepter la disparition de l’Hypérion.

Un beau jour, il avait entendu dire que, sans l’intelligence dont il avait fait preuve en retenant puis en battant cette escadre espagnole, l’ennemi aurait rejoint la flotte combinée à Trafalgar. Alors, peut-être, même ce brave Nelson n’aurait pas triomphé. Bolitho n’avait pas trop su comment réagir. S’agissait-il encore de flatteries ? Après la mort de Nelson, il avait vu avec écœurement ceux-là même qui le haïssaient et le méprisaient à cause de sa liaison avec La Hamilton, chanter soudain ses louanges et pleurer sa disparition.

Comme tant d’autres, il n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer le petit amiral, celui qui avait réussi à susciter un tel enthousiasme chez ses marins, que ce fût lorsqu’ils enduraient une misère effroyable pendant ces opérations interminables de blocus ou lorsqu’il leur fallait se battre au canon contre l’ennemi. Nelson connaissait ses hommes, il leur imposait l’autorité dont ils avaient besoin et qu’ils acceptaient pleinement.

Il comprit soudain qu’Allday s’était éclipsé. Il s’en voulait énormément de l’avoir entraîné avec lui dans une mission qui serait probablement inutile.

Allday était un être indestructible. Mon chêne anglais. S’il l’avait laissé derrière lui à Falmouth, Bolitho l’aurait tout simplement blessé, insulté. Ils avaient fait tant de choses ensemble.

Il effleura sa paupière gauche en poussant un soupir. Qu’allait-il devenir sous le soleil brûlant d’Afrique ?

Bolitho se rappelait encore précisément cet instant. Il avait fixé le soleil et son œil malade s’était voilé, comme si une brume de mer avait envahi le pont. Un frisson de terreur le reprit soudain en songeant à la chose : cet Espagnol qui, haletant, s’était jeté sur lui avec son coutelas. Ce marin inconnu avait dû comprendre que l’affaire était terminée, que ses camarades avaient jeté leurs armes et se rendaient. Peut-être encore, en voyant l’uniforme de Bolitho, l’avait-il mis dans le même sac que tous les autres supérieurs, qu’il considérait comme ses ennemis, ceux qui l’avaient entraîné vers une mort assurée.

Jenour, son aide de camp, avait essayé de courir à sa rescousse, mais son sabre lui avait échappé et rien n’aurait pu dès lors s’opposer à l’inéluctable. Bolitho avait attendu le coup de grâce, son vieux sabre tendu en avant, incapable de voir celui qui allait être son assassin.

Mais Allday était là et avait tout vu. Le coutelas de l’Espagnol était allé valdinguer à travers le pont ensanglanté et son bras avec. Un second coup l’avait achevé. Allday se vengeait ainsi de la blessure qui le faisait souffrir presque continuellement, le privant de l’agilité qui avait été la sienne.

Mais l’abandonner, sans parler même de sentiment ? Bolitho savait que seule la mort pourrait les séparer.

Il s’éloigna de la fenêtre et alla chercher l’éventail dans son coffre. L’éventail de Catherine. Elle s’était assurée qu’il le prenait bien avec lui quand il avait embarqué à bord du Truculent, à Spithead.

Que faisait-elle donc en ce moment à six mille milles de là ? Il devait faire un temps froid et sinistre en Cornouailles. Les chaumières, au pied du château de Pendennis, blotties derrière la grande demeure grise ; les vents de la Manche secouant les arbres rares plantés au flanc de la colline, ceux appelés par le père de Bolitho mes farouches guerriers ; les fermiers occupés à réparer murs et granges ; les pêcheurs de Falmouth qui remettaient leurs bateaux en état, trop contents du rescrit qui les mettait à l’abri des détachements de presse que l’on détestait tant.

La vieille demeure grise était l’ultime sanctuaire dans lequel Catherine pût être à l’abri des commérages et des remarques désagréables. Ferguson, son majordome manchot – il s’était fait prendre par le même détachement de presse qu’Allday –, prendrait soin d’elle. Mais on n’était jamais sûr de rien, surtout dans ces contrées de l’ouest.

Les langues allaient mener bon train. La femme de Bolitho. L’épouse d’un vicomte, qui aurait dû rester avec son mari au lieu de vivre comme une fille à matelots. C’étaient là les propres termes de Catherine, sa façon de lui prouver qu’elle ne se préoccupait pas de son sort à elle, mais seulement de son nom et de son honneur. C’était bien vrai, ceux qui ne savent rien se montrent toujours les plus cruels.

Elle n’avait laissé paraître son amertume et sa colère qu’en une seule occasion lorsqu’on l’avait rappelé à Londres pour y prendre ses ordres. Dans leur chambre qui dominait la mer, rappel permanent de ce qui les attendait, elle l’avait regardé et s’était exclamée :

— Mais tu ne vois donc pas ce qu’ils essayent de nous faire, Richard !

La colère la rendait encore plus belle, mais d’une beauté différente. Ses longs cheveux défaits ruisselaient sur sa robe blanche, ses yeux étincelaient de souffrance et d’incrédulité.

— Les funérailles de Lord Nelson auront lieu dans quelques jours.

Il avait essayé de s’approcher pour la calmer, mais elle avait reculé.

— Non, écoute-moi, Richard ! Nous n’avons que deux semaines à passer ensemble, et nous serons sur les routes la plupart du temps. Tu les vaux tous au centuple et tu ne le diras jamais… Qu’ils aillent au diable ! Tu viens de perdre ton vieux vaisseau, tu as tout donné, mais ils ont si peur que tu refuses d’assister aux obsèques si je ne peux pas t’accompagner, alors qu’ils voudraient y voir Belinda !

Puis elle avait craqué, elle avait accepté de se laisser aller dans ses bras, le menton enfoui dans sa chevelure comme ce jour où, côte à côte, ils avaient admiré à Falmouth les premières lueurs de l’aube.

Bolitho l’avait gentiment prise par les épaules avant de lui dire doucement :

— Je ne permettrai jamais à personne de t’insulter.

Catherine avait semblé ne pas entendre.

— Ce chirurgien qui a embarqué à ton bord, Sir Piers Blachford ? Il pourrait certainement t’aider ?

Elle avait alors attiré son visage contre le sien et elle lui avait embrassé les yeux dans un élan de tendresse.

— Mon chéri, il faut que tu t’occupes de toi !

A présent, elle était à Falmouth. Malgré la protection que cela lui offrait et l’affection dont elle était entourée, elle n’en restait pas moins une étrangère.

Elle l’avait accompagné jusqu’à Portsmouth, c’était l’après-midi, il faisait froid et le vent soufflait en rafales. Ils avaient tant de choses à se dire, mais ils se taisaient. Ils avaient attendu ensemble près de la vieille darse, devant ces marches usées qui avaient été le dernier contact de Nelson avec l’Angleterre. La voiture dont les portes étaient peintes aux armes de Bolitho attendait un peu plus loin. Mathieu, le cocher, se tenait à la tête des chevaux. La voiture était maculée de boue, rappelant ainsi tout le temps qu’ils avaient passé dans l’intimité qu’elle leur avait offerte.

Un secret ne le reste jamais bien longtemps. Lorsqu’ils avaient traversé Guilford, sur la route de Londres, quelques badauds l’avaient salué avec enthousiasme. « Dieu te bénisse, Notre Dick ! T’occupe donc pas de ces salauds à Londres, oh, vous d’mand’pardon, m’dam ! »

Elle voyait son reflet dans la vitre et lui avait dit doucement :

— Tu vois, je ne suis pas la seule !

Lorsque le canot de la frégate avait poussé pour rallier la darse, elle avait mis ses bras autour de son cou. Son visage ruisselait, la pluie, les embruns.

— Je t’aime, toi le plus chéri de tous les hommes.

Elle l’avait embrassé avec passion, elle n’arrivait pas à le laisser, elle avait continué jusqu’à ce que le canot eût croché et accosté dans un grand craquement. Alors, alors seulement, elle s’était un peu éloignée et avait simplement ajouté :

— Rappelle à Allday ce que je lui ai dit, qu’il prenne bien soin de toi.

Puis tout disparut, comme si l’obscurité tombait brusquement.

Quelqu’un frappa un petit coup à la portière.

Le capitaine de vaisseau Poland entra dans la chambre, la coiffure serrée sous le bras. Bolitho vit qu’il faisait des yeux l’inspection des ombres, comme s’il s’attendait à voir ses appartements tout chamboulés ou abîmés.

Il retourna s’asseoir et posa les mains sur le rebord du banc. Le Truculent était un bien beau navire. Il imagina un instant Adam, son neveu, se demandant s’il avait déjà reçu le plus beau des cadeaux : le commandement d’une frégate. Son bâtiment avait dû prendre armement à cette heure, il avait peut-être même appareillé, comme celui-ci. Il allait sûrement bien s’en sortir. Il demanda :

— Des nouvelles, commandant ?

Poland le regarda droit dans les yeux.

— Terre en vue, sir Richard. Mr. Hull, notre pilote, croit que nous sommes arrivés pile comme prévu.

Toujours cette méfiance. Bolitho avait déjà noté cette facette de son caractère, par exemple lorsqu’il l’avait de temps à autre prié de souper avec lui pendant la traversée.

— Et vous, quel est votre avis ?

Poland déglutit avec peine.

— Je crois qu’il a raison sir Richard – et comme si cela lui revenait soudain : Le vent est tombé, il nous faudra presque tout le jour pour nous rapprocher de terre. Même de là-haut, la montagne de la Table est à peine visible.

Bolitho se pencha pour prendre sa vareuse, avant de se raviser.

— Je monte. Vous avez effectué cette traversée de manière exceptionnelle et en un temps record, commandant, je le mentionnerai dans mes dépêches.

Dans d’autres circonstances, le changement d’expression qui se produisit alors sur le visage de Poland rougi par le soleil et la soudaine pensée qui lui vint auraient été comiques. Un message de satisfaction écrit par l’amiral, par ce héros, voilà qui pouvait accélérer son avancement.

Seulement, les gens qui trônaient dans les bureaux verraient peut-être les choses autrement… Peut-être allaient-ils penser que Poland avait su gagner les faveurs d’un homme qui avait bafoué l’autorité, abandonné son épouse pour une autre femme, transgressé les codes de l’honneur…

Mais peu importait, ils n’en étaient pas là et Bolitho se contenta d’un :

— Eh bien, nous y allons ?

En arrivant sur la dunette, il aperçut Jenour, son aide de camp, qui se tenait là avec les membres du carré. Il était encore émerveillé des changements qu’il avait constatés chez lui depuis ce jour où il avait mis sa marque à bord de l’Hypérion. Un garçon agréable et intelligent – il était le premier de sa famille à être entré dans la marine –, Bolitho s’était parfois demandé s’il survivrait à cette campagne et aux combats qu’ils devraient partager. Il avait même eu vent de ragots : quelques vieux loups de mer de ce tout aussi vieux vaisseau avaient fait des paris sur le temps qu’il lui restait à vivre.

Et pourtant, il avait survécu, il avait même fait mieux, il était devenu un homme et un vrai marin.

C’était ce sabre magnifique, cadeau de son père, qui avait volé et lui avait échappé lorsqu’il était accouru au secours de Bolitho, avant qu’Allday, bondissant à son tour, ne fût venu porter le coup mortel. Jenour avait tiré la leçon de cette expérience, et de bien d’autres encore. Bolitho avait remarqué que, depuis l’ultime combat de l’Hypérion, le jeune homme ne portait plus son sabre que fixé au poignet par une solide dragonne, fort décorative au demeurant.

Le respect avec lequel les officiers du Truculent regardaient Jenour méritait également d’être noté, alors même qu’ils étaient plus vieux et bien plus anciens que lui. La frégate de trente-six avait passé son temps en patrouille ou en escortes de convois depuis que Poland avait pris son commandement. Pas un seul des membres du carré n’avait participé à quelque bataille d’envergure que ce fût.

Bolitho salua les officiers d’un signe de tête et se dirigea vers le passavant bâbord qui, comme son pendant de l’autre bord, permettait de faire la jonction entre la dunette et le gaillard d’avant. Juste en dessous, le maître canonnier, accompagné de l’un de ses adjoints, procédait à l’inspection de l’armement principal. Poland était homme à veiller à tout. Debout près de la lisse, il observait les marins qui, dos nu, disposaient des hamacs dans les filets, en rangées aussi nettes que des cosses de haricots. Quelques hommes étaient déjà bronzés et certains avaient même la peau qui pelait à force de s’être trop exposés à une lumière dont ils n’avaient pas l’habitude.

Le soleil émergeait, semblant sortir de l’océan. Les lames courtes ondulaient comme du cuivre en fusion. Le Truculent se mettait déjà à fumer, en dépit du froid de la nuit qui se prolongeait encore. Lorsque la chaleur l’envahirait pour de bon et que les voiles se mettraient à fumer, il ressemblerait à un vaisseau fantôme.

Bolitho plaignait les officiers de quart qui devaient porter coiffure et grosse vareuse. Poland était visiblement convaincu que ce n’était jamais le moment de relâcher les signes extérieurs de l’autorité et ne se souciait guère de leur confort. Il se demandait ce qu’ils pouvaient bien penser de sa tenue à lui, assez peu formelle. Il aurait bien le temps de mettre en œuvre toute la pompe traditionnelle lorsqu’il aurait rallié la flotte dont on supposait qu’elle était rassemblée à proximité des côtes. En effet, à en juger par ce qu’ils avaient vu pendant leur traversée, ils auraient aussi bien pu être le seul bâtiment à naviguer.

Ainsi plongé dans ses pensées, il commença à arpenter le pont. Il faisait toujours la même promenade, soigneusement mesurée, entre la roue et le tableau. Des marins étaient au travail, c’étaient toujours les mêmes besognes inlassablement recommencées, réparations et entretien, épissures, remplacement des cordages usagés. Ils le regardaient quand son ombre passait sur eux, mais détournaient vivement le regard s’il venait à croiser le sien.

Mr. Hull, le maître pilote, homme plutôt taciturne, surveillait deux aspirants qui apprenaient à préparer une carte. Près de lui, le second lieutenant qui était officier de quart essayait d’étouffer ses bâillements pour ne pas attirer l’attention de son commandant, lequel semblait d’humeur assez morose. Des odeurs de cuisson sortaient de la cuisine et l’officier sentait son estomac se tordre douloureusement. Il devrait encore attendre un bout de temps avant de voir arriver la relève. Hull lui demanda tranquillement :

— A quoi croyez-vous donc qu’il peut bien penser, monsieur Munro ?

Il lui montra d’un geste bref la haute silhouette en chemise blanche dont les cheveux sombres, réunis en natte, volaient à la brise alors que leur propriétaire poursuivait inlassablement ses allées et venues.

Munro baissa le ton :

— Je n’en sais rien, monsieur Hull. Mais, si seulement la moitié de ce que l’on raconte à son sujet est exacte, il n’a que l’embarras du choix !

Tout comme les autres, Munro n’avait fait qu’entrapercevoir l’amiral, sauf à l’occasion d’un repas et une autre fois encore lorsque le commandant avait réuni officiers et officiers mariniers pour leur expliquer en quoi consistait leur mission.

Deux grosses flottes avaient reçu l’ordre d’appareiller pour le cap de Bonne-Espérance en embarquant des troupes et des fusiliers dans le but de les mettre à terre pour commencer le siège du Cap et de prendre la ville aux Hollandais, alliés de Napoléon contre leur gré.

Alors, et alors seulement, les routes maritimes qui contournaient Le Cap redeviendraient sûres, protégées des vaisseaux de guerre ou des corsaires français. La ville possédait également un arsenal qui, une fois reconquis, pouvait être agrandi et amélioré. Cela éviterait aux vaisseaux d’avoir à s’organiser seuls ou de perdre des mois précieux à la recherche de mouillages sûrs.

Poland lui-même s’était montré surpris en entendant Bolitho dévoiler très ouvertement ses objectifs à des officiers subalternes qu’il connaissait à peine, quand la plupart des officiers généraux auraient considéré que ce genre de choses ne les regardait pas. Munro jeta un coup d’œil à l’aide de camp et se souvint de la description qu’il leur avait faite de leur dernière bataille, l’Hypérion en tête et brisant la ligne, jusqu’à ce que les deux escadres fussent à échanger bordée sur bordée.

On aurait entendu une mouche voler. Jenour leur avait narré la mort du vieux deux-ponts, ce vaisseau dont, à deux reprises, Bolitho avait fait une véritable légende.

Baissant les yeux sur la table du carré, Jenour avait terminé son histoire. « L’étrave s’était dressée, mais, frappée au mât de misaine, la marque de l’amiral flottait toujours. Il leur avait donné l’ordre d’abandonner le bâtiment. De nombreux hommes valeureux ont sombré avec lui. Ils n’auraient pas pu être en meilleure compagnie. » Puis il avait relevé la tête. Munro avait remarqué avec émotion qu’il avait les larmes aux yeux.

De sa vie, Munro ne se rappelait pas avoir jamais été aussi bouleversé ; non plus que son ami, le second.

Mais la voix de Poland interrompit brusquement le cours de ses pensées :

— Monsieur Munro ! Cela vous dérangerait-il d’avoir l’œil sur ces fainéants de bras cassés qui sont supposés travailler sur le second canot. On dirait qu’ils sont plus occupés à admirer l’horizon qu’à faire montre de leurs talents ! Mais peut-être ne faut-il pas les en blâmer, si l’officier de quart rêve lui aussi en plein jour, non ?

Mr. Hull fit un grand sourire.

— Regardez donc ailleurs, vous aut’ ! – et s’adressant aux aspirants pour détourner l’attention de Munro : Et qu’est-ce que vous croyez donc que vous faites, hein ? Dieu de dieu, mais vous ferez jamais des officiers, pas un seul !

Bolitho avait entendu toute la scène, mais il avait l’esprit ailleurs. Il repensa soudain à cette colère qui avait pris brusquement Catherine. Quelle était la part de vérité dans ce qu’elle affirmait ? Il savait bien qu’il s’était fait des ennemis, au fil de toutes ces années, plusieurs d’entre eux avaient essayé de l’atteindre et de le blesser à cause de feu son frère Hugh, passé de l’autre bord pendant la guerre d’indépendance américaine. Plus tard, ils avaient utilisé pareillement le jeune Adam. Il était donc vraisemblable que ses ennemis étaient toujours vivants et que ce complot n’était pas seulement le fruit de son imagination.

Avaient-ils vraiment besoin de l’envoyer au Cap toutes affaires cessantes ? Ou alors la victoire de Nelson sur les escadres combinées les avait-elle amenés à changer totalement de stratégie ? La France et l’Espagne avaient perdu de nombreux bâtiments, détruits ou pris par l’ennemi. Mais la flotte anglaise avait, elle aussi, beaucoup souffert et les escadres indispensables au maintien du blocus devant les ports ennemis étaient bout de bord. Napoléon ne renoncerait jamais au but qui était le sien, la constitution d’un puissant empire. Il allait avoir besoin de plus de vaisseaux, comme ceux qui étaient en construction à Toulon et dans les ports des côtes de la Manche. Ces vaisseaux dont Nelson avait parlé à maintes reprises dans ses joutes écrites avec l’Amirauté. Mais, en attendant ce jour. Napoléon pourrait avoir envie de regarder ailleurs – peut-être en direction du vieil allié de la France, l’Amérique.

Bolitho tira un peu sur sa chemise pour la décoller de sa peau – l’une de ces chemises élégantes que lui avait achetées Catherine à Londres tandis qu’il s’entretenait avec Leurs Seigneuries.

Il avait toujours détesté la capitale, sa société factice, ses privilégiés qui maudissaient la guerre parce qu’elle leur causait quelques incommodités. Tous ces gens n’avaient jamais une pensée pour les hommes qui, chaque jour, donnaient leur vie pour préserver leur liberté. Comme Belinda, par exemple. Il la chassa de son esprit et sentit le médaillon que lui avait offert Catherine. Un objet minuscule en argent abritant son portrait. Ses yeux sombres, sa gorge dénudée, telle qu’il la connaissait, telle qu’il l’aimait. Au dos du bijou, un petit compartiment renfermait une boucle de ses cheveux. Une boucle fraîchement coupée, mais il ne savait pas depuis combien de temps elle possédait le médaillon, ni qui le lui avait donné. Certainement pas son premier mari, soldat de fortune qui avait péri en Espagne au cours d’une bagarre. Peut-être était-ce un cadeau du second, Luis Pareja, mort en essayant de défendre un navire marchand dont Bolitho s’était emparé et qui avait été attaqué par des pirates barbaresques.

Luis était deux fois plus âgé qu’elle, mais il l’avait aimée, à sa façon. C’était un marchand espagnol et la miniature avait cette délicatesse, cette finesse, qu’il aurait appréciées.

C’est ainsi qu’elle avait fait irruption dans l’existence de Bolitho. Ils avaient connu une brève aventure, puis elle avait disparu. Malentendu, désir malvenu de préserver sa réputation ? Bolitho s’était souvent reproché d’avoir laissé les choses finir ainsi, d’avoir laissé les vicissitudes de la vie les séparer.

Et puis, deux ans plus tôt, lorsque l’Hypérion avait relâché à Port-aux-Anglais, ils s’étaient retrouvés. Bolitho traînait derrière lui un mariage qui virait à l’aigre, Catherine avait épousé en troisièmes noces le vicomte Somervell, une espèce de fin de race, un pervers qui, découvrant la passion ravivée de sa femme pour Bolitho, avait tenté de la déshonorer et l’avait fait jeter en prison pour dettes. C’est Bolitho qui était allé la sortir de là.

Il entendait sa voix, aussi distinctement que si elle était là, à côté de lui, sur ce pont qui séchait à toute allure. Garde ceci autour de ton cou, Richard chéri. Je te l’ôterai lorsque nous serons allongés côte à côte et que tu m’aimeras.

Il effleura les mots gravés au dos du médaillon. Tout comme la petite boucle de cheveux, c’était un ajout récent, elle l’avait fait faire à Londres pendant qu’il était à l’Amirauté. Des mots très simples, il avait l’impression de l’entendre parler.

Puisse le destin toujours te guider. Puisse mon amour toujours te protéger.

Il s’approcha des filets et s’abrita les yeux pour observer des mouettes. Penser à elle le rendait presque tremblant, au souvenir de leurs étreintes si brèves, à Antigua puis en Cornouailles.

Bolitho tourna lentement la tête, retenant son souffle. Le soleil tapait fort, mais n’était pas encore très haut – il hésita un peu puis fixa la ligne d’horizon qui brillait.

Non, rien. Le voile qui surgissait comme une affection maligne n’apparut pas sur son œil gauche. Rien.

Allday, regardant vers l’arrière, surprit son expression et fit quelque chose qui ressemblait à une prière muette. On aurait dit un homme qui, la tête sur le billot, se voit accorder une minute de répit.

— Ohé du pont !

Tous les visages se levèrent.

— Voile par le travers tribord !

Poland ordonna aussitôt :

— Monsieur Williams, je vous serais obligé de bien vouloir grimper là-haut avec une lunette !

Le second arracha sa lunette à l’aspirant de quart et gagna vivement le pied des grands haubans. Il avait l’air un peu surpris : Bolitho songea que cela était dû plutôt au ton courtois qu’avait adopté son commandant, assez inhabituel chez lui, qu’à l’ordre qu’il venait de recevoir.

Les voiles du Truculent étaient tout juste gonflées et pourtant les huniers du bâtiment inconnu donnaient l’impression de se rapprocher à une vitesse incroyable.

Il avait fait ce constat à maintes reprises. Une étendue d’océan, un vaisseau encalminé et un autre qui, toute la toile dessus gonflée par le vent, semble arriver à vive allure.

Impassible, Poland jeta un coup d’œil à Bolitho. Mais il fermait et ouvrait nerveusement la main, trahissant ainsi sa nervosité.

— Dois-je rappeler aux postes de combat, sir Richard ?

Bolitho prit une lunette et la pointa par le travers. Un bâtiment dans ce relèvement, c’était étrange. Après tout, il ne faisait peut être pas partie de l’escadre.

— Nous allons prendre notre temps, commandant. Je suis sûr que vous seriez capable de mettre aux postes de combat en dix minutes, si nécessaire, n’est-ce pas ?

Poland rougit violemment.

— Je… c’est-à-dire, sir Richard… – puis hochant fermement la tête : Bien sûr, même moins !

Bolitho déplaça lentement sa lunette. Pourtant, il ne distinguait que les têtes des mâts du nouveau venu. Le relèvement changeait doucement, les mâts finirent par se retrouver dans l’axe du Truculent.

Le lieutenant de vaisseau Williams cria depuis le croisillon de hune :

— C’est une frégate, commandant !

Bolitho apercevait de petites taches de couleur monter dans sa silhouette, elle faisait un signal.

Williams épela son indicatif et Poland eut du mal à ne pas arracher le livre des signaux à l’aspirant.

— Eh bien ?

Le jeune garçon murmura :

— La Fringante, commandant, quarante-quatre, capitaine de vaisseau Varian.

— Ah oui, laissa tomber Poland, je vois de qui il s’agit. Montrez notre indicatif ! Et plus vite !

Bolitho laissa sa lunette pour voir ce qu’il se passait. Ces deux visages, celui de l’aspirant, penaud, peut-être même apeuré. Il était sans doute en train d’admirer la terre qui émergeait de la brume et soudain, tout cela avait disparu d’un coup, un ennemi qui arrivait sans prévenir, la mort peut-être là, devant lui.

Et le second visage, celui de Poland. Qui que fût Varian, il n’était visiblement pas de ses amis et était sûrement plus ancien que lui, pour avoir le commandement d’un quarante-quatre.

Le lieutenant de vaisseau Munro était monté dans les enfléchures, les jambes crochées dans un échelon, insensible au goudron frais qui tachait son pantalon blanc. Il en oubliait même son déjeuner.

— Signal, commandant ! Commandant convoqué à bord !

Bolitho vit un masque tomber sur le visage de Poland. Après la traversée exceptionnelle qu’il venait de réaliser, sans un seul mort ni aucun blessé, cet ordre était une gifle.

— Monsieur Jenour, venez donc par ici, je vous prie – Jenour se raidit. Je crois que j’ai confié ma marque à vos bons soins, n’est-ce pas ?

Cette fois, Jenour ne put retenir un grand sourire.

— Oui amiral, bien sûr !

Et il quitta précipitamment la dunette.

La pyramide de toile de la seconde frégate montait et replongeait dans des gerbes d’embruns. C’était peut-être une gaminerie, mais il s’en moquait.

— Commandant, pour les besoins de la cause, considérez que votre navire n’est plus un bâtiment isolé – il vit la tension céder la place à la compréhension sur ses traits –, merci donc de faire un signal à La Fringante et de le lui épeler bien soigneusement : A vous l’honneur.

Poland se retourna et aperçut la marque de Bolitho monter au mât de misaine. Puis, à grand renforts de moulinets, il ordonna à l’équipe des signaux qui se débattait dans un tas d’étamine d’envoyer les pavillons.

Jenour alla rejoindre Munro sur le pont.

— Tenez, voilà ce que vous vouliez savoir. Il est ainsi fait. Il ne supporterait pas de ne pas bouger quand on ridiculise ses hommes ! Même s’il s’agit de Poland, se retint-il d’ajouter.

Bolitho voyait le soleil se réfléchir sur les nombreuses lunettes pointées sur eux depuis la frégate. Le commandant de La Fringante ignorait totalement l’objet de sa mission, comme tous les autres.

Il lâcha doucement entre ses dents : « Eh bien, ils vont l’apprendre. »

 

Un seul vainqueur
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